Audition du Médiateur de la République

Catégories: Administration, Assemblée Nationale, Interventions en réunion de commission, video

Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 23 mars 2011

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 45

La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République, à l’occasion de la remise de son rapport annuel.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous sommes particulièrement heureux de vous recevoir, monsieur le Médiateur, pour vous entendre présenter les principaux points du rapport annuel que vous allez remettre tout à l’heure au président de l’Assemblée nationale. Dressant le bilan de l’année écoulée, sans doute allez-vous évoquer la création, en février 2010, de « la plateforme du Médiateur », appelée à devenir l’observatoire des problèmes rencontrés par nos concitoyens, et rappeler vos propositions de réformes – vous partagez avec cette Commission la conviction que l’empilement des textes législatifs et réglementaires, générant opacité du droit et insécurité juridique, appelle un travail de simplification. Mais, puisque vos fonctions prendront fin au plus tard le 31 mars, ne pourriez-vous aussi nous soumettre, dans cette ultime audition, quelques réflexions portant sur la totalité du mandat que vous avez accompli et, peut-être, dire un mot des grandes orientations qui vous paraissent devoir s’imposer à celui, ou à celle, qui aura bientôt à exercer la très belle mission de Défenseur des droits ?

M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République. Les services du Médiateur de la République ont eu à connaître l’an dernier de 79 000 dossiers, dont encore une grande partie est constituée de demandes d’informations – l’accès au droit restant une question cruciale. Mais un autre sujet de préoccupation se détache : la généralisation de l’usage du web et du courriel a complètement modifié les relations entre le citoyen et les administrations, dont un certain nombre ne se sont toujours pas adaptées à la situation nouvelle, laissant bien des messages sans réponse. Pour notre part, il nous a fallu six mois pour pouvoir être performants de ce point de vue, mais nous avons mis au point des formulaires de saisine : sur les 13 000 qui ont été remplis, 4 000 à 5 000 l’ont été en rapport avec cette question de l’e-administration.

Si l’on ajoute aux 79 000 dossiers l’ensemble des appels téléphoniques et des accès à la plateforme et aux sites Internet, nous arrivons à 760 000 contacts dans l’année, que la Médiature a gérés à effectifs constants. Nous avons aussi formé une cellule d’urgence, qui a traité dix dossiers par mois, et nous nous sommes employés à améliorer la gestion des appels téléphoniques – dont le taux de déperdition est maintenant tombé en dessous de 10 %.

Une large part de nos dossiers a trait à des questions sociales. Leur nombre n’a pas considérablement augmenté avec la crise, mais ils sont lestés d’une plus lourde charge de souci. Il en ressort un sentiment général d’impuissance et d’isolement face à la « machine », au « rouleau compresseur ». Les gens se voient comme le pot de terre face au pot de fer et cela entraîne des situations de fragilité extrêmement préoccupantes.

Par ailleurs, depuis sept ou huit mois, nous voyons se développer un important sentiment d’injustice. Ce qu’on m’écrit, en substance, c’est : « Monsieur le Médiateur, j’ai bien conscience que je dois des impôts mais, comme je n’ai pas la chance de fréquenter les puissants, faites en sorte, s’il vous plaît, que je puisse échapper à la loi » ! Ce sentiment de l’impunité des puissants, ce sentiment qu’a la classe moyenne de n’avoir droit à rien et de payer tout, aboutissent à une relation de plus en plus tendue avec les services publics et même à un recul de la citoyenneté, certains ne répondant même plus aux injonctions de l’administration. Comme me l’a dit l’un de mes délégués, lorsque quelqu’un se voit dans une impasse, « il n’a d’autre solution que de se détruire ou bien de détruire ce qu’il tient pour être la cause de ses difficultés ». Ces situations de fragilité, en l’absence d’un interlocuteur qui pourrait aider à y voir clair, sont de plus en plus communes et sont susceptibles de conduire à une implosion, ou à une explosion.

Enfin se développe aussi depuis quelque temps un sentiment d’incompréhension totale, le bon sens étant manifestement bafoué. Nous vous avons signalé, par exemple, le cas de ce handicapé qui n’avait d’autre revenu que l’allocation de base et percevait donc, de droit, une allocation complémentaire : il avait placé ses maigres sous sur un compte postal qui avait produit un euro d’intérêts dans l’année et l’ordinateur, découvrant ce supplément de revenu, lui a supprimé l’allocation complémentaire… Ce genre de situations est extrêmement fréquent, parce que l’ordinateur est aveugle et surtout parce que personne ne prend la responsabilité de remédier à cette cécité. Il y avait bien une circulaire qui, jusqu’à 250 euros de revenu complémentaire dans l’année, donnait aux fonctionnaires la faculté de maintenir l’allocation complémentaire, mais ceux-ci n’osent plus prendre aucune décision interprétative, par crainte d’être condamnés par la Cour de discipline budgétaire et financière, par la Cour des comptes ou par leur hiérarchie… J’avais alerté le président Warsmann sur cette peur du procès, du lynchage médiatique. Vous devez absolument vous pencher sur les raisons qui font qu’un fonctionnaire, parce qu’il est encadré par la LOLF et par les procédures, a peur de prendre la moindre décision, fût-elle commandée par le bon sens.

Le sentiment d’incompréhension est aggravé par un défaut d’écoute. Certaines sous-préfectures et caisses primaires d’assurance maladie ne répondent plus aux demandes. Nous recevons une avalanche de courriers relatifs à des infractions routières, non pour contester le bien-fondé de la verbalisation, mais parce que l’amende majorée a été envoyée sans que le conducteur ait été informé auparavant de la contravention, et que la machine informatique s’est emballée. De même, on peut être relancé à répétition pour non-paiement de factures EDF contestées.

De ce point de vue, le régime social des indépendants (RSI) est une véritable catastrophe. Je viens d’être saisi du cas d’une personne qui a cessé son activité il y a trois ans : bien que le RSI ait accusé réception de sa demande de radiation, il continue de lui réclamer ses cotisations, et lui envoie des huissiers pour en obtenir le recouvrement. Dans un autre cas, la situation a été régularisée, mais l’établissement bancaire, auquel l’intéressé avait été contraint de demander une avance, refuse d’annuler les frais de découvert.

On finit par se poser la question : « À quoi sert le politique ? La machine va-t-elle remplacer l’homme ? ». Au moment même où l’on aurait besoin d’écoute et d’empathie, l’informatique et les nouvelles technologies de communication sont en train de déshumaniser les rapports sociaux. On a l’impression que, désormais, le système exclut au lieu d’inclure. On impose des normes : si vous êtes conforme, tout va bien, mais malheur à vous si vous vous en écartez. D’ailleurs, on vous fera bien sentir votre échec : en France, si vous êtes un élève en difficulté, que votre femme vous a quitté, que vous avez fait faillite ou que vous êtes au chômage, vous êtes « nul » – un mot qui n’a pas d’équivalent en anglais ou en américain.

L’empilement législatif est sévèrement critiqué : que l’on soit d’accord ou non avec les mesures prises, on constate une instabilité juridique qui rend la loi incompréhensible.

La création de Pôle Emploi, guichet unique pour l’inscription au chômage et pour la demande d’indemnisation, aurait dû être la source d’une amélioration considérable ; mais qu’en penser lorsque, à la suite d’un changement d’adresse ou d’une reconversion professionnelle, votre dossier informatique ne suit pas, que vous n’avez plus rien pour vivre et que l’on vous répond que ce n’est pas grave ? De même, que faire lorsque, après avoir perdu votre mari, une femme doit attendre six mois sa pension de réversion au prétexte qu’il faut d’abord reconstituer son parcours conjugal ?

On commence à nous dire qu’il vaudrait mieux s’attacher à la bonne application de la législation existante que de multiplier les lois en réaction à un événement– cela me fait penser à cette formule, à propos du Sénat romain : « Il légifère, mais ne règne plus ». L’inflation législative, qui tend à remplacer la morale publique par la loi, conduit en réalité à une méconnaissance des textes, comme l’a montré le débat sur le droit à laisser mourir. Par ailleurs, les difficultés d’application suscitent des frustrations : l’Éducation nationale vous refuse l’assistant de vie scolaire auquel vous avez droit, faute de moyens ; la loi DALO sur le droit au logement opposable n’est pas applicable en Île-de-France ; et le juge des tutelles ne peut plus venir vérifier la pertinence d’une mesure.

Il serait bon aussi que le Parlement fasse l’évaluation de ces énormes investissements informatiques, qui, sous le couvert d’améliorer les services publics, n’ont abouti qu’à maintenir le cloisonnement administratif et à justifier l’incapacité de l’administration à respecter la loi. En effet, alors que celle-ci oblige l’État à payer dans un délai de 45 jours, Chorus impose à toutes les administrations de cesser les paiements au 1er décembre et de ne les reprendre qu’au 15 janvier. Belle amélioration ! Rien qu’à la Médiature, dix-huit feuillets informatiques sont désormais nécessaires pour le paiement d’une facture, lorsque quatre suffisaient auparavant.

Belle avancée aussi que le système Cassiopée de la Chancellerie : la commission de la Banque de France transmet les informations par un logiciel auquel le juge ne peut pas se connecter ; il doit les recopier à la main !

Alors que la société vit dans l’urgence et que l’on est capable, avec un smartphone, de suivre une personne à l’autre bout du monde, le système informatique utilisé par nos administrations accroît le décalage entre le temps de la vie quotidienne et celui du traitement des dossiers. Il n’est pas adapté à la mobilité des personnes et aux nouveaux parcours de vie. Les logiciels vous programment une vie parfaitement linéaire : même conjoint, même travail, même domicile ; si vous décidez de changer, attention aux dégâts !

Le sentiment d’incompréhension est encore accentué par la décentralisation : si une personne quitte un département où la mobilité des personnes handicapées est prise en charge pour un département où elle ne l’est pas, elle percevra dans cette inégalité de traitement une incohérence doublée d’une injustice. Cela mériterait d’engager, dans le respect du principe de la libre administration des collectivités territoriales, une réflexion approfondie, sous peine de voir les gens choisir leur domicile en fonction de critères tels que la qualité des services publics, ou la prise en charge des enfants handicapés et des transports sanitaires. On en vient déjà à décider de confier les enfants de conjoints séparés au père ou à la mère en fonction des services offerts par les départements de résidence de l’un et l’autre !

Comme il y a beaucoup de fraudes, il peut y avoir des excès de zèle, et la personne honnête qui en subit les conséquences aura du mal à l’accepter – par exemple lors du renouvellement de la carte d’identité.

En outre, il faut faire attention : dès lors qu’il existe une méfiance envers les détenteurs de l’autorité publique, il y a un risque que l’on passe de la force du droit au droit à la force et que, faute d’obtenir satisfaction grâce à la loi, on défende ses intérêts par n’importe quels moyens. Nous relevons un nombre croissant de cas de maltraitance physique, psychologique, voire financière, en particulier dans le milieu hospitalier.

Nous commençons aussi à recevoir des dossiers concernant les communes, notamment pour des affaires d’urbanisme, soit que la faiblesse des services municipaux fragilise juridiquement les décisions des élus, soit que certains maires considèrent qu’il importe, non de respecter la loi, mais d’imposer « leur » loi.

Par ailleurs, si les maisons des personnes handicapées constituent une formidable avancée, la qualité de l’organisation est en régression dans certains départements.

Enfin, on signale dans les régions des circuits administratifs de plus en plus complexes et des délais croissants dans l’attribution des subventions – au point que je me demande si, après le temps du centralisme d’État, on ne va pas avoir à déplorer le « centralisme » régional.

On ne peut cependant nier des progrès manifestes : dématérialisation, formulaires en ligne, rescrit fiscal. Nous avons par ailleurs évoqué avec le président Warsmann la possibilité d’un rescrit social – j’avais commencé à y travailler avec Philippe Séguin, Premier président de la Cour des comptes. Comment encadrer la responsabilité du fonctionnaire dont la décision engage l’administration ? Aujourd’hui, celle-ci peut répondre à un auto-entrepreneur que son activité relève du commerce, puis, lors d’un contrôle postérieur, changer d’avis, estimer qu’il s’agit plutôt d’artisanat et revoir le taux des cotisations en conséquence. Il conviendrait de stabiliser la situation des administrés.

Notre réseau de correspondants se développe, de même que les médiations internes, ce qui fait baisser le nombre de dossiers qui nous sont transmis. Il faut conforter cette tendance. Par ailleurs, nous avons mis en place des cellules répondant à des besoins ponctuels, comme le service d’adoption internationale lors du séisme d’Haïti. Des avancées ont également été constatées avec les agences régionales de santé.

Certaines réformes ont abouti cette année, comme la loi sur le « malendettement », l’indemnisation des victimes des essais nucléaires ou l’encadrement des autopsies judiciaires. Sur d’autres sujets, elles sont à poursuivre : le partage des prestations familiales en cas de garde alternée, l’évaluation des ressources prises en compte pour l’attribution des minima sociaux – il faudrait ramener à n-1 la période de référence pour le calcul de l’allocation compensatrice –, la cession des véhicules – de plus en plus de personnes continuent à recevoir des contraventions après la vente de leur véhicule –, l’harmonisation des procédures d’indemnisation des victimes de dommages corporels, l’attribution d’une pension de réversion aux pacsés – qui serait un acte de justice.

Il importe aussi pour la Médiature d’être présente sur la scène internationale et de disposer d’espaces de dialogue. Nous avons ainsi réuni, le 1er février 2010, 54 pays de la Ligue arabe et du Conseil de l’Europe pour réfléchir aux droits de l’Homme ; cela nous a permis de conserver des contacts avec la Tunisie et avec l’Égypte, dont nous recevrons cet après-midi les représentants afin d’étudier la création de conseils économiques et sociaux dans leurs pays.

S’agissant encore des droits de l’Homme, je mentionnerai un exemple de médiation physique qui a permis un progrès concret : nous nous sommes efforcés, avec la mairie de Calais, de faire installer des douches pour les migrants.

Nous avons créé une plateforme interactive, dont le succès nous a étonnés : 210 000 visiteurs, 1 200 contributions, 1 300 utilisateurs. On nous a déclaré que si l’on s’adressait à nous plutôt qu’aux partis politiques, c’est parce que nous étions indépendants 
– ce qui témoigne de l’éloignement croissant à l’égard des institutions politiques. Ces contributions ont été l’occasion d’un formidable contrôle citoyen sur les services publics et nous sommes allés vérifier sur le terrain les dysfonctionnements qu’on nous signalait.

Désormais, plus une administration, plus une entreprise, plus un politique n’échappera au contrôle des citoyens. D’ores et déjà, les jeunes s’échangent sur Facebook des informations sur les entretiens d’embauche : voilà les questions qu’on te posera, ce que tu dois répondre. Nous sommes soumis à une espèce de surveillance permanente, dont on peut supposer qu’elle contribuera à l’amélioration de la qualité des services rendus. Notre attention a ainsi été attirée sur des sujets comme les centres pour paraplégiques ou les vacataires de l’Éducation nationale. À propos de ces derniers, nous avons recueilli des témoignages, travaillé en relation avec les syndicats et le ministre, et j’espère que cela conduira d’ici à la fin du mois à un accord sur la précarité dans la fonction publique.

La plateforme nous a également permis de faire des propositions de réformes sur les surloyers, sur le statut d’auto-entrepreneur, sur les barèmes d’invalidité, sur l’indemnité de précarité et sur le travail saisonnier.

L’année dernière, j’évoquais dans mon rapport l’usure psychique de la société française. Depuis, 200 conférences ont été tenues sur ce thème, à l’initiative de partis politiques, d’organisations religieuses et maçonniques ou d’associations caritatives : pas une fois le constat n’a été contesté. Si, en 1995, l’élection présidentielle s’est jouée sur le thème de la fracture sociale, c’est-à-dire de la solidarité avec l’autre, et en 2002, sur celui de la sécurité, c’est-à-dire de la peur de l’autre, en 2012 l’alternative risque d’être entre le vivre ensemble ou le racisme d’assiette, c’est-à-dire entre le goût des autres ou le coût des autres. Le pacte républicain semble fragilisé. De plus en plus de jeunes estiment qu’ils n’ont pas à payer la dette et les retraites des anciens, alors que ces derniers trouvent cela normal. Certaines personnes en ont « marre de payer des impôts pour des assistés », lesquels en ont « marre de mal vivre ». Un choc des égoïsmes se profile – ce qui pose un vrai problème politique : le collectif conforte-t-il l’individu, ou la montée de l’individualisme fragilise-t-elle le collectif ? Le collectif fait-il encore la force de notre nation ?

Les sondages réalisés par Sociovision sont, de ce point de vue, instructifs. Les Français ont des doutes sur l’avenir d’un certain nombre d’éléments du pacte républicain. 74 % d’entre eux craignent que la sécurité sociale ne fasse faillite ; toutefois, 76 % refusent de contribuer à sa sauvegarde en acceptant d’être moins bien remboursés. Le citoyen se défausse sur le politique, en lui demandant de faire durer le système sans pour autant le solliciter, lui.

La distance à l’égard des institutions s’accroît. La confiance de nos concitoyens envers l’administration diminue progressivement ; si elle reste à peu près stable à l’égard de la radio et de la presse écrite ainsi qu’à l’égard des grands syndicats, la cote du Gouvernement et des institutions européennes chute, celle des grandes entreprises s’effondre, tandis que celle des partis politiques reste à un niveau préoccupant.

Pour 39 % des sondés, la crise est une occasion d’améliorer le système, contre 61 % qui y voient une menace de régression ; le pessimisme collectif, s’il reste à un niveau élevé, n’augmente plus. En revanche, 64 % des Français se sentent « pleins de ressources, capables d’entreprendre des choses », 65 % ont une grande confiance dans leur capacité à créer et à innover, et 50 % se déclarent prêts à changer de métier, de conjoint ou de domicile s’il le faut. On mesure la distance qui sépare le destin collectif, auquel on ne croit plus, et le destin individuel.

68 % des sondés déclarent qu’il y a des choses qui les révoltent mais reconnaissent qu’ils essaient de ne pas trop y penser pour préserver leur tranquillité. Les gens sont prêts à s’enflammer pour une cause, mais sans mettre en jeu leur confort pour aller jusqu’au bout de leur mobilisation. Ainsi, on a pu condamner la lâcheté européenne face aux événements de Libye sans aller jusqu’à manifester en faveur d’une intervention. Pour les forces syndicales, politiques et associatives, c’est un réel problème.

65 % des Français déclarent prendre le plaisir là où ils le trouvent, dès qu’ils le peuvent, laissant penser qu’aujourd’hui, on veut tout, tout de suite : le plaisir sans effort.

69 % des 15-25 ans affirment compter d’abord sur eux-mêmes ; notre jeunesse étant la garante de l’avenir de nos institutions et du pacte républicain, cela signifie que, dans dix à vingt ans, les exigences individuelles risquent de remettre en cause le destin collectif.

Il y a six mois, nous avions organisé un colloque sur le civisme. À la question : « Qu’est-ce que faire preuve de civisme ? », 69 % des sondés avaient répondu : « respecter les autres » – ce qui signifiait sans doute aussi : me respecter – et seulement 18 % : « voter aux différentes élections ». Aujourd’hui, les gens estiment qu’aller voter, c’est donner le pouvoir à des hommes et des femmes qui ne pensent qu’à l’obtenir. Ils ne veulent pas être enfermés dans une appartenance politique et ne croient plus aux clivages politiques traditionnels ; pour eux, la ligne de fracture passe entre ceux qui sont partisans de la mondialisation et ceux qui la refusent. Mais ils pensent que, quelles que soient leurs divergences, les politiques s’accordent pour conquérir le pouvoir – et ils ne veulent pas faire leur jeu.

En revanche, ils sont intéressés par d’éventuels projets collectifs. On assiste aujourd’hui à une fragmentation de la société en catégories dont les valeurs, les comportements et les aspirations diffèrent du tout au tout : certains estiment qu’il faut se replier sur notre pays, d’autres que la mondialisation est une chance ; toutefois, un nombre croissant de Français sont à la recherche d’un but commun auquel se consacrer.

Entre douze et quinze millions de personnes seraient actuellement concernées par le sentiment de précarité, c’est-à-dire que leurs fins de mois se joueraient à 50 ou 150 euros près. On parle beaucoup du coût de l’énergie et de l’alimentation, mais nous nous sommes aperçus, en analysant les achats dans de grandes surfaces, qu’on enregistrait une diminution des dépenses alimentaires et vestimentaires au profit de la téléphonie et des jeux. Paradoxalement, plus la précarité est forte, plus on recherche des compensations dans les loisirs. Selon une enquête d’Ipsos, 45 % des 35-44 ans disent avoir déjà vécu une situation de précarité – pas assez d’argent pour payer les impôts, pour donner de l’argent à son enfant ou pour faire réparer la voiture –, soit une augmentation de 16 points entre 2008 et 2009. Est-ce un effet de la société de consommation ? C’est à voir.

L’année dernière déjà, dans mon rapport, j’appelais l’attention sur les risques liés au système concurrentiel. Trente-trois pour cent des personnes interrogées se déclarent viscéralement hostiles aux administrations ; et si elles les aiment, elles n’y croient plus. L’adolescent ne comprend pas pourquoi on l’oblige à aller au lycée, puisque son frère, qui a un niveau bac+7, est au chômage. L’orientation est aujourd’hui vécue comme une contrainte, en particulier par ceux qui sont en situation d’échec. L’absentéisme recouvre, non plus une relation conflictuelle avec les parents, mais un éloignement vis-à-vis de l’institution scolaire. De même, au bout du quatrième stage qu’on lui propose, le chômeur perd l’espoir de se réinsérer. Un tiers des Français ne croient plus au fonctionnement de l’ascenseur social ; ils pensent devoir se débrouiller par eux-mêmes, privilégient l’école du quartier sur celle de la République, l’entreprise souterraine sur l’officielle, et se livrent à des trafics au lieu de respecter la loi.

On conteste ainsi la loi républicaine au nom de la légitimité de ses propres exigences vitales. Je n’ai pas le droit de conduire sans permis ou de vendre de la drogue ? Mais j’ai le droit de nourrir ma famille ! Je n’ai pas le droit de frapper ma femme ? Mais j’ai le droit d’être maître chez moi ! Comme l’empathie républicaine ne parvient plus à garantir ma survie individuelle, il me reste à assurer celle-ci par ma propre loi. Le culte de l’efficacité l’emporte sur le respect des valeurs.

Selon un sondage réalisé il y a six mois, 40 % des Français se sentaient abandonnés, et un tiers se déclaraient prêts à voter pour un homme fort – ou une femme forte –, fût-ce au mépris des valeurs du Parlement et de la démocratie. On défend les valeurs quand on a le ventre plein ; quand on est dans l’angoisse, elles passent à l’arrière-plan. Il y a aujourd’hui une vive demande d’empathie. Avec les nouvelles technologies, on se parle de plus en plus, mais on s’écoute de moins en moins.

Nous devons impérativement redéfinir le sens de l’action publique et mettre fin à la dictature du court terme et du chiffre. On sent chez les fonctionnaires la fatigue et le burn out. Personne ne conteste la nécessité de maîtriser les dépenses publiques et l’endettement des États ; toutefois, lorsqu’une entreprise doit se redresser, ce n’est pas au comptable de prendre les décisions, mais au chef d’entreprise de donner du sens au changement. De même, le temps que passe un médecin à discuter avec son patient n’est pas improductif : au contraire, il est indispensable d’instaurer une relation de confiance en vue de la guérison ; la T2A se doit d’intégrer cette dimension humaine.

Prenons garde à ne pas remplacer systématiquement les relations humaines par la technologie. Les plateformes téléphoniques, c’est bien quand vous êtes dans les clous, mais si vous en sortez, c’est la galère ! On sent chez nos concitoyens une fatigue civique, une perte du sens de l’impôt et de l’aide, alors que le pacte républicain repose précisément sur le paiement de cet impôt qui, en retour, finance la politique de solidarité. Aujourd’hui, on estime que l’impôt empiète sur le confort personnel ; on préfère payer des vacances à ses enfants. En revanche, on ne considère pas la chance que l’on a de bénéficier de la solidarité républicaine : on juge normal d’être aidé, voire anormal de ne pas l’être suffisamment. Bref, on perd le sens de l’engagement républicain.

Nous sommes devenus des consommateurs de la République. Le politique lui-même est objet de consommation : on vote pour tel ou tel non par conviction, mais pour conserver sa niche fiscale et préserver son petit confort. Si nous ne retrouvons pas rapidement le sens de la citoyenneté, la République deviendra une institution de consommation où le rejet de l’autre l’emportera, au nom du confort individuel, sur l’adhésion à l’autre.

Les métamorphoses structurelles qui affectent notre société nous imposent de revisiter les équations de la République si nous ne voulons pas continuer à la piloter avec les outils d’hier. Ainsi, quand on ne croit plus aux espérances républicaines, les espérances spirituelles prennent le relais, venant heurter le principe laïque de neutralité.

Le modèle éducatif est pareillement remis en cause par la société de consommation, qui transforme aujourd’hui le bébé lui-même en consommateur. Il existe aux États-Unis des chaînes de télévision dédiées aux enfants de moins de cinq ans, et même des chaises pour bébés dotées de « zapettes » afin de « coller » ceux-ci à l’écran. Or les pédopsychiatres disposent aujourd’hui du recul suffisant pour mesurer les ravages sur la construction identitaire de cette prédominance de l’image virtuelle, au point d’y voir l’origine du développement de pathologies telles que l’anorexie, l’hyperactivité, ou de phénomènes aussi inédits que celui des suicides précoces. Ce que Freud appelait la « captation de l’identité primaire » est en train de susciter l’apparition de générations d’enfants fragiles, esclaves d’émotions fabriquées par d’autres pour en faire des consommateurs. Ce phénomène est aggravé par l’isolement affectif dont souffrent certains enfants, chez qui le processus de maturation, dont Boris Cyrulnik a montré qu’il débute vers l’âge de trois ou quatre ans, est avancé à l’âge de deux ou trois ans.

Les progrès de l’imagerie médicale ont permis de prouver le lien entre la dégradation des lobes cérébraux et l’isolement ou le défaut d’écoute : on observe cette dégradation chez des personnes âgées qui n’ont pas parlé pendant quatre mois.

Quand on ajoute au nombre des jeunes qui ne croient plus au destin collectif le nombre de ceux qui n’ont pas pu construire leur identité, on peut craindre les conséquences de cet état de fait dans une quinzaine d’années.

De même, l’égalité des chances et des parcours devra être réexaminée à l’aune du pacte républicain.

Cette société nouvelle appelle la création de nouveaux outils républicains. Ainsi, la classe politique devrait réinvestir le champ de la fiscalité si elle veut répondre aux attentes de la société moderne, car nos outils fiscaux correspondent à une société qui n’existe plus. Dans une économie de flux capitalistiques et de consommation, la fiscalité ne peut plus être essentiellement patrimoniale et foncière, comme dans l’ancienne société rurale, ni reposer d’abord sur la production, comme dans la société industrielle. De même, si le socle de notre société n’est plus la famille, mais l’individu, on doit se poser la question du prélèvement à la source.

Il faut reconstruire le pacte républicain ! Il s’agit notamment de préserver la capacité de transformer l’indignation en mobilisation. Si celle-ci a déserté les champs politique et syndical, elle s’est réinvestie dans la sphère consumériste, avec la volonté de « consommer éthique », « bio » ou « responsable ».

Par ailleurs, si l’économie se développe à l’échelle mondiale, l’échelon local est celui du lien social : ce sont les solidarités de proximité qui permettront la redécouverte de l’autre.

Nos concitoyens n’acceptent plus qu’on décide à leur place. Leur volonté d’être des « coproducteurs du futur » vous engage à réfléchir à une nouvelle gouvernance à laquelle ils seraient associés. Cela suppose une pédagogie des enjeux, qui est un vrai débat, tant pour la majorité que pour l’opposition. S’agissant, par exemple, de la perte de compétitivité de notre pays au regard de l’Allemagne, on devra se demander si son origine n’est pas à rechercher, plutôt que dans le coût du travail, dans le fait que notre pays donne la primauté au conflit plutôt qu’au dialogue. Il est peut-être temps de mettre en place de véritables dialogues républicains plutôt que de privilégier les tactiques politiques.

Se pose enfin de façon de plus en plus insistante la question de l’éthique des dirigeants. Aujourd’hui, le statut ne suffit plus à conférer l’autorité : aux yeux de nos concitoyens, être ministre, député, chef d’entreprise ne donne pas plus de droits, mais plus de responsabilités. Ils veulent, non pas que les dirigeants aient plus de pouvoirs, mais qu’ils aient plus de crédit.

Ces nouvelles attentes sont autant de ressorts positifs pour de nouvelles espérances. La croissante verte, l’économie solidaire, la moralisation du capitalisme font l’objet d’attentes collectives très fortes, alors que les attentes individuelles portent sur la consommation responsable et la participation. Mais on ne construira pas de responsabilités collectives sur des irresponsabilités individuelles, pas plus qu’on ne fera naître d’espérances collectives de désespérances individuelles.

……

M. Michel Hunault. Je vous remercie pour les pistes de réforme que vous nous avez proposées chaque année et pour la façon dont vous avez incarné votre fonction : elle donne un sens à l’engagement public. Ce faisant, vous avez placé la barre très haut et j’espère que le Défenseur des droits, dont la création entraîne la disparition du Médiateur, bénéficiera de la même structure de délégués départementaux, afin de faire fructifier l’immense travail que vous avez accompli.

…..

M. le Médiateur de la République. S’agissant du Défenseur des droits, dont la nomination devrait intervenir dans le mois qui vient, je rappelle que l’obligation de réponse incombant aux administrations constitue un vrai pouvoir. Il n’est pas normal que certaines institutions gardent le silence. L’accès aux documents est également essentiel, de même que le pouvoir d’interpellation. Les services de Bercy nous ont fait comprendre qu’ils ne dégageraient pas les moyens nécessaires pour traiter les 4 % de dossiers qui posent problème.  Je tiens à remercier Michel Hunault pour ses propos. J’apporterai toutefois une précision : le Médiateur  ne disparaît pas ! Il se transforme avec le Défenseur des droits. Un faux procès a été instruit sur ce sujet.